entete asterios

Après un mois de mars consacré aux innovations et aux spectacles graphiques, et pour entamer un mois d’avril dévolu aux « biographies fictives » – je sais, le titre peut paraître pompeux, et j’en assume la paternité ! – voici pour commencer un parfait album charnière, sorti discrètement dans notre cher hexagone à l’automne dernier et placé très justement – et fort heureusement – sous les feux des projecteurs par un Prix Spécial à Angoulême en 2011 : Asterios Polyp, le grand œuvre de David Mazzucchelli.

Par une nuit triste, seule et chaotique, Asterios Polyp, grand théoricien de l’architecture rationaliste ayant apparemment sombré dans la déchéance, se voit tiré de sa torpeur par un éclair puis un incendie qui allume son appartement et ravive ses souvenirs. Pas le temps de réfléchir ou de discuter – même pour lui, grand phraseur et poseur perpétuel – il ne peut se saisir que de menus objets avant de fuir. Fuir les flammes, fuir sa ville, fuir sa vie.

Plaquant tout derrière lui – mais bien aidé en cela par les éléments et, sans doute, le destin ! – Asterios part pour un village bien tranquille où, sous couvert de retour à une vie simple, va se jouer la tragédie quasi-antique de ses souvenirs entremêlés…

Commence alors un va-et-vient déroutant mais extrêmement bien senti entre sa vie nouvelle, son passé, et ses démons.
Sa vie nouvelle se construit, au gré des hasards, entre le généreux Stiff Major, garagiste inventif, et sa plantureuse épouse Ursula, exubérante et sensible tireuse de cartes.

Son passé se déconstruit autour d’une vie universitaire superficielle et suffisante, autour de l’implacable manichéisme théorique « linéaire/plastique » à travers lequel Asterios élabore sa conception du monde, et autour de sa relation de couple avec la belle et si différente Hana, qui lui fit temporairement concevoir la possibilité d’une troisième voie, celle de la fusion permise par l’amour. Mais peut-on vraiment aimer quand on n’aime que soi ?

Quant à ses démons… Apparus in utero, ils font de la vie d’Astérios une dualité permanente, une souffrance pétrie d’instabilité, provoquée par le vide d’une existence prévue pour deux mais rendue bancale par le destin.

Graphiquement, nous sommes tous d’accord pour crier au génie : avec Asterios Polyp, David Mazzucchelli nous livre son grand œuvre, fruit de plus de dix ans de réflexion et de réalisation. A partir d’une épure graphique et d’une déconstruction de tous les codes de la bande dessinée (traitement des lignes, des bulles, des lettrages, des cases, et mise en page) que Will Eisner n’aurait pas reniée, l’auteur a créé la plus parfaite adéquation possible entre le fond et la forme : dualité – forcément -, épure ou chaos, la ligne sert jusque dans les moindres détails cette vie à la fois si bien organisée et profondément désordonnée. L’usage quasi-exclusivement monochromique (j’assume le néologisme !) de la couleur vient renforcer l’impression de déconstruction permanente que le héros théorise et applique à tout bout de champ.
Du très grand art.

Cette approche résolument nouvelle offerte par l’auteur ouvre un peu plus le champ de la dualité qui imprègne l’ensemble de ce livre : pouvoir passer des collants moulants de Batman ou Daredevil à une telle épure ne peut que relever d’une dichotomie artistique forte chez David Mazzucchelli – dont le nombre anormalement élevé de consonnes doubles aurait dû nous mettre la puce à l’oreille !.

Tout en soulignant la « virtuosité narrative » que nous avons tous applaudie, Yvan évoque une réflexion philosophie très intelligente sur la manière de percevoir la réalité, renforcée par une « personnalisation graphique judicieuse ».

Pour Mo’, Asterios, à travers ses innombrables fuites en avant, crée un troublant double effet (tiens, tiens !) d’attraction/répulsion, et un déroutant va-et-vient entre irrationnel et rationnel, et entre les différentes époques. Quant au traitement des bulles, dont la forme et le lettrage changent à chaque personnage, il confère à l’histoire une bande son puissante et inattendue.

Lunch souligne lui aussi cette dualité permanente d’un personnage tiraillé entre souvenirs et réalité, entre flegme arrogant et déchéance. Œuvre de l’introspection permanente, Asterios Polyp est pour lui la formidable biographie d’un homme qui laisse tout derrière lui pour repartir à zéro.

Quant à Badelel, elle y voit avant tout les conséquences d’une crise de la cinquantaine destructrice : une rupture totale avec une vision théorique du monde figée, et un retour aux sources pour un nouveau départ. Elle évoque une fin surprenante et une conclusion efficace, mais vous devez vous doutez que nous vous en dirons pas plus ici !

Pour ma part, j’ai été absolument enchanté par ce livre étonnant de bout en bout, qui a su mettre au service du récit l’ensemble de la gamme constituant la bande dessinée. Asterios Polyp est une œuvre d’art totale, à la fois par son mariage innovant, intelligent et pertinent entre le fond et la forme, et pour les questionnements qu’elle pose, les parallèles qu’elle trace entre la vie, les souvenirs, le passé, l’avenir, et les angoisses profondes qui font d’une vie ce qu’elle est.
Un récit à la fois intimiste et universel, fort justement récompensé par trois Eisner Awards en 2009.

Une vie créée de toutes pièces par un auteur au sommet de son art, qui construit et déconstruit au fil des (nombreuses) pages une vie complexe et complète, où les apparences sont trompeuses, et où les théoriques rassurantes élaborées pour essayer de se sauver ne pèsent pas lourd face au poids de la réalité.

Magistral !!!

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Une réponse "

  1. Magistral, c’est bien le mot…

  2. […] Asterios Polyp (David Mazzucchelli), 2010, Casterman Daddy’s girl (Debbie Dreschler), 1999, L’Association Elmer (Gerry Alanguilan), 2010, Ça et Là Local (Brian Wood & Ryan Kelly), 2010, Delcourt La Perdida (Jessica Abel), 2006, Delcourt Tamara Drewe (Posy Simmonds), 2008, Denoël The Summer of love (Debbie Drechsler), 2004, L’Association Un monde de difference (Howard Cruse), 2001, Vertige Graphic Wilson (Daniel Clowes), 2010, Cornélius […]

  3. […] rayon des biographies fictives, après le traitement « nouvelle vague » de David Mazzucchelli, l’exploration fantastique de Jiro Taniguchi et l’approche anthropomorphique de Gerry […]

  4. […] également l’avis de Champi sur K.BD […]

  5. […] Ping : Asterios Polyp | K.BD […]

  6. […] « A l’instar d’Asterios Polyp ou des Sous-sols du Révolu, Ici est bien plus qu’un simple livre : une […]

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